- Une vie dans les marges -
ft. Ezra Cavendish

CRAC ! Les deux garçons atterrirent sur la terre battue soulevant un nuage de poussière rouge dans un bruit lourd et mât. Des respirations haletantes, durant quelques secondes nécessaires pour se remettre de la violence que venait de subir les corps et des chamboulements que venaient de connaître les esprits, avant que le jeune sorcier ne se redressa sur ses coudes en gémissant. Ezra les avait tiré de cette putain de ruelle en ruine mais Gaspard avait eu tellement peur qu'un agent du Ministère les eut suivi... Combien de transplanages avaient-ils enchaînés ? Il ne les avait pas compté. Il avait recommencé, encore et encore, jusqu’à ce que ses tripes l’eurent menacé de ne plus suivre et de se déchirer. Dans la hâte, ou plutôt la panique, Gaspard avait transplané avec Ezra vers l’endroit le plus loin du monde qu’il eut connu : la maison où il avait grandi, avec sa mère et ses tantes. Banlieue nord de Pretoria en Afrique du Sud, sur le petit plateau de Mamelodi qui surplombait d’une centaine de mètres l’agitation de la grande ville. La vieille bâtisse les surplombait, sorte de taudis aujourd’hui à l’abandon avec ses fenêtres brisées semblables à de larges orbites noires et creusées sur cette façade décrépie et craquelée comme la face d’un macchabée. Elle était désormais de ces lieux désaffectés que les intempéries avaient commencés à ruiner. Gaspard geignait, indifférent, en serrant sa main ensanglantée contre sa poitrine, et transpirait à grosses gouttes. Il entendait Ezra qui lui parlait mais ne comprenait pas ce qu’il lui disait. Il lui semblait si loin… Il était si fatigué… C'était la douleur le gardait éveillé. Il fallait qu’il se bouge, qu’il trouve un médicomage.

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Avaient-ils liquidé MacGraham ? Qui était ce type qui s’en était pris aux agents du Ministère et grâce à qui ils avaient pu fuir ? Les agents de la brigade étaient-ils à leurs trousses ? Combien de personnes avaient-ils blessé ou tué dans ce coup de sang sur les Embrumes ? Étaient-ils à l’abri ici ? Pour combien de temps ? Autant de pensées obsédantes qui tournaient en boucle dans la tête de Gaspard. Il n’était plus vraiment là, perdu dans ce tourbillon fiévreux d’inquiétudes et de douleurs.

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Heureusement qu'Ezra était avec lui ; son ange gardien aux ailes coupées. Ils vogueraient sur la même barque désormais, sans retour en arrière possible. Ils le savaient. Ils n'avaient pas besoin de le dire. C’était leur choix. Ezra avait mis la main sur un type qui disait pouvoir soigner Gaspard. Quand avait-il quitté la maison ? Comment avait-il fait pour se faire comprendre ici ? Quels risques avait-il pris ? Depuis combien de temps Gaspard était-il allongé sur ce matelas miteux à mi-chemin de la conscience ?  Ce type lui avait prodigué des soins mais il n’avait pas réussi à lui remettre son doigt en place. Le sort d’Ezra avait été sommaire et surtout, un doigt arraché ne se recollait pas n’importe comment pour qui pratiquait la manumagie. Le soignant avait déjà eu fort à faire avec les phalanges du garçon et les os de sa main en miettes. Même son avant-bras avait été abîmé, et la capacité de Gaspard à pratiquer habilement la manumagie était maintenant compromise. Il existait bien des prothèses magiques pour pallier ce problème dans un pays où les baguettes étaient peu répandues, l’Afrique du Sud était d’ailleurs à la pointe, mais elles coutaient une véritable fortune. Après la balafre fantôme sur son avant-bras, MacGraham lui laissait un joli souvenir avec l'assurance qu’il ne pourrait jamais l'oublier.

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Quand la fièvre fut enfin levée, que Gaspy eut retrouvé ses esprits après des jours de convalescence, il entreprit de faire le tour de cette maison abandonnée si chargée de ses souvenirs. Cinq ans qu’il n’avait pas mis les pieds ici mais il semblait s'en être écoulé dix fois plus. Pourquoi, dans la panique, était-ce ce lieu qui lui était venu à l’esprit pour se mettre à l’abri ? Peut-être parce que c’était l’endroit le plus loin de Londres qu’il connaissait sur cette planète ; l’endroit le plus familier le plus éloigné d’Angleterre, en tout cas c’était ainsi qu’il s'était imposé dans sa mémoire. Et pourtant… Depuis quand la maison était-elle à l’abandon ? Depuis quand son activité de proxénétisme avait été stoppée, les filles arrêtées et mises à la porte ou jetées en prison ? Gaspard n’avait pas eu la moindre nouvelle de ses tantes depuis son départ avec sa mère et Margaret. Les faits avaient dû intervenir peu de temps après. Les menaces et les pressions avaient toujours étaient fortes, sans doute avaient-elles finalement été mises à exécution.

Sa chambre était méconnaissable ; l’endroit était totalement dégradé et abandonné. L’armoire était face contre terre, la commode, entièrement retournée, vomissait les quelques tissus qu’il lui restait alors que le miroir brisé et terni de la coiffeuse renvoyait à Gaspard une image bien abîmée de lui qu'il ne reconnut pas. Etait-ce lui ou le verre qui était en morceaux ? Le lit était cassé mais le matelas, dissimulé sous la lourde toile arrachée du plafond, avait largement fait l’affaire ces derniers jours. Ils allaient rester quelque temps ici, en attendant que les choses se tassent un peu à Londres. Ezra avait dressé des barrières de protection et de dissimulation autour de la maison. La bâtisse était relativement isolée mais aucune place au doute ne pouvait être laissée. S’annonçait des jours d’ennuis et d’exil.

C’était misérable et laid, sale ; était-ce déjà comme ça quand il était petit, crasseux ? Étaient-ce ses yeux d’enfant qui avait sublimé ce lieu ? Les efforts des filles pour se construire un endroit un peu à elles malgré les va-et-vient aussi incessant qu'intrusifs ? Qu’est-ce qui avait pu changer dans le regard bleu de Gaspard pour qu’en quelques années à peine loin d’ici celui-ci trouva l’endroit qu’il tenait pour chez lui et beau aussi inconnu et miteux ?

Autrefois, les lourdes fragrances de l'encens imprégnaient les cloisons, les meubles et chaque centimètre carré des tapis qui couvraient le parquet pour déambuler pieds nus entre ces murs. Le mobilier lui était toujours apparu fastueux, drapé d’étoffes. L’endroit avait toujours été chaleureux avec ses bougies parfumées, et surtout, il y avait de la vie : des allers et venues sans discontinuer, des discussions au détour d’un couloir, des éclats de rire dans les étages supérieurs qui dégringolaient l’escalier. Aujourd’hui, plus rien de tout cela existait. Tout avait été saccagé et pillé, et les quelques restes n’étaient plus que des vestiges brisés, figés sous une épaisse couche de poussière sédimentée. Ça sentait la terre et la cendre. Ne planaient plus ici que les présences fantômes de celles qui y avaient vécues des années durant, des reliquats invisibles et sans substance.

Gaspard n'était plus chez lui ici ; tout ce qui faisait la familiarité de ces lieux, leur chaleur et leur sûreté avaient disparu. “chez lui” n’existait plus. Il n’y avait plus qu’”avec lui”. Même le squatte des Embrumes, bouée salvatrice au milieu de la tempête qui avait essayé de le noyer, ne revêtait plus cet apparat désormais. Madd et Léto conservaient leur superbe aux yeux du garçon, mais le lieu lui-même était dépouillé de son caractère douillet et reposant. Il n’y avait sur Terre plus de place pouvant l’accueillir ainsi sinon Ezra, ses bras, ses yeux.

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Gaspard fit quelques discrètes descentes en ville pour tromper l’ennui. Il n’avait jamais aimé cet endroit. Il évitait soigneusement le centre-ville et préférait rester en périphérie, là où la frontière entre les deux mondes devenait si fine qu’elle semblait disparaître. Ça grouillait de monde comme une fourmilière. Ils avaient tous l’air si occupés, si pressés… Avait-il déjà été comme ça lui ? Il méprisait ces gens autant qu’il respectait leur pugnacité à vivre. C’était curieux de parler de nouveau afrikaans. Si son anglais était frappé de cet accent, son vocabulaire s'était rapidement appauvris. Au milieu de ce fatras, Gaspard mit la main sur une curieuse baguette. Il crut d’abord que ce pauvre type voulait lui refiler une breloque, et il fut à deux doigts de lui en coller une devant son insistance. Fabriquée par un artisan du coin apparemment, d’une rare puissance de feu. Gaspard lui avait donné quelques pauvres pièces qui avaient fait son bonheur et avait glissé la baguette sous son t-shirt, finalement intrigué. Pour tromper l’ennui.

Ils étaient là depuis plus de deux mois. Il n’y avait rien ici pour eux. Ils l'avaient bien senti. Gaspard voulait quitter cet endroit pour toujours. Mais pour aller où ? Qu’allaient-ils faire après ça ? Qu’allait-il faire après ça ? Cela pouvait paraître, sinon pour de la folie, de la stupidité mais Gaspy souhaitait retourner à Londres. Il n’y avait que là-bas qu’il avait des plans ; et puis ce serait un retour particulièrement discret, underground. Tuszynski lui avait donné une carte à jouer et sans doute que Madd en aurait autant à son égard. Ils pourraient ainsi s’assurer de s’ils avaient réussi leur coup à l’encontre de MacGraham, si la brigade était réellement à leur recherche. C’était dans l’œil du cyclone qu’on était encore le mieux à l’abri. Gaspard et Erza quittèrent le plateau de Mamelodi. Un détour éclair et furtif par l’hôpital magique, histoire de repartir avec (presque) tous ses doigts, et ils quittèrent l'Afrique du Sud pour de bon.

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