La tour de Serdaigle avait tout pour plaire. La salle commune circulaire aux grandes fenêtres en arc de cercle avait su frapper et séduire Arsène la toute première fois qu’il y était entré, le soir même de sa répartition. La vue panoramique qu'elles offraient était tout bonnement à couper le souffle. Au-travers de ces fenêtres, nuit et jour, il était possible aux élèves d’observer la vallée de Poudlard et le calme, seulement apparent, du Lac Noir baigné des rayons du soleil. Arsène passait d’ailleurs des soirées entières tous les mois à observer le monde minuscule aux pieds de la tour et la taille écrasante des montagnes au-delà du lac, sans ne jamais ressentir le vertige. Il paraît qu’avant son accident il avait particulièrement l’habitude du vide. Selon certains, les airs étaient même devenus son élément de prédilection. Était-ce pour cela qu’il avait été envoyé dans la maison Serdaigle ? Quoi qu’il en soit, Arsène se sentait particulièrement bien dans le rembourrage des canapés bleus de la salle commune, en dessous du dôme peint aux couleurs obscures du ciel. Cette tour était devenue son foyer mais ce soir, ce n'était pas là qu'il se trouvait.

Il avait froid. À cette époque de l’année, l’air se réchauffait doucement mais en Écosse, les températures n’étaient pas à la hauteur de celles qu’il avait connu aux États-Unis avant de déménager. Ce soir, il aurait sûrement droit au coucher de soleil comme ceux qu’il observait de sa tour mais quelques différences étaient tout de même à noter. Le parfum et la douceur des tapis ornementaux seraient remplacés par l’odeur piquante des fientes et les craquement de la paille et des carcasses de rongeurs sous les pieds. Ici, on n’avait conservé des grandes fenêtres de la salle commune que leur accès vers le ciel particulièrement direct puisqu’aucune fenêtre n’avait de carreaux. À cette heure, la tour de la volière était transpercée de part en part de dizaines de courant d’air et ça, Arsène ne l’avait pas anticipé. Alors, légitimement, il avait froid.

Enola ne s’était bien évidemment pas retenue de commenter la raison pour laquelle son frère se trouvait dans la volière ce soir. Quelques noms d’oiseaux – plutôt appropriés à la situation – assaisonnés de l’expression honnête de sa pensée concernant la tâche particulièrement ingrate qu’était celle de nettoyer les déjections puantes des oiseaux. Rien de nouveau sous le soleil, Enola restait fidèle à elle-même. Et Arsène aussi. Cette retenue s’était abattue sur lui comme le cognard qui lui avait fait perdre la mémoire, avec la même violence et sans prévenir. Au mauvais endroit, au mauvais moment. Au détour d’un couloir, son esprit s’était échappé depuis longtemps lorsqu'un coup violent contre son épaule l’avait subitement fait revenir à lui-même. La fureur de l’autre garçon n’avait pas permis à Arsène d’en placer une jusqu’à l’arrivée d’un enseignant, scellant leur destin pour la soirée. Voilà pourquoi il se retrouvait là. Le regard entre les murs de pierre et le sol souillé, il soupira. Par Merlin, comment allait-il faire pour nettoyer tout ça ?

Pouvait-on dire qu’Arsène avait l’habitude de supporter les caractères compliqués ? Si l’on considérait qu’une habitude pouvait en être une après seulement quelques mois, alors oui. Connaître sa sœur jumelle depuis aussi peu de temps lorsqu’on a seize ans passé n’était pas le commun des mortels. Bien sûr, dans une autre vie, Arsène avait sans doute dû connaître Enola sur le bout des doigts. Dans cette autre vie, il était sans doute capable d’anticiper la moindre de ses réactions et lire toutes les émotions sur son visage. Seulement, à son réveil après son accident, il ne se souvenait même pas l’avoir connue un jour. Depuis son départ des États-Unis, il avait appris à supporter de nouveau son caractère compliqué. L’entendre râler faisait à nouveau partie de son quotidien. Aussi, piégé dans la volière avec un autre sorcier caractériel ne le dérangeait pas plus que cela. Cependant, il culpabilisait.

Mais non… T’es pas… con… Arsène s’était déplacé en silence. Son regard faisait les allers-retours entre ses mains autour de son racloir crotté et le Gryffondor à quelques mètres de lui. Accio. Son murmure étouffé par le vacarme des oiseaux le fut tout autant que le son désagréable qu’émit un instant le racloir sur le sol avant de s’envoler jusque dans les mains du jeune sorcier. Il leur était interdit d’utiliser la magie pour nettoyer la volière mais pour ce qui était du reste, on ne leur avait rien dit. Toujours silencieux, Arsène rangea sa baguette dans la poche interne de la veste de son uniforme qu’il avait bêtement gardé sur le dos, déjà tâché par endroits. Il avança à nouveau d’un pas vers son compagnon de retenue. Je suis désolé… The… Theseus…

De l’assurance, il n’en avait aucunement. Enola lui avait dit que ça n’était pas différent depuis son accident. Il avait toujours été comme cela et puisqu’il n’avait qu’elle comme référence au château, il la croyait. Pourquoi lui mentirait-elle ? C’est ma faute… J’avais la tête ailleurs… Timide et toujours à peine audible. Dans une autre vie, avant même celle qui avait eu lieu avant son accident, il avait sans doute été un veaudelune, ses énormes yeux perdus et obsédés par la lumière blanche de l’astre, sans se soucier du monde autour. Ça aussi, Enola l’avait confirmé le jour où il avait failli oublier sa valise avant de partir pour Poudlard. Arsène avait du mal à se concentrer et quelque part, c’était la raison pour laquelle il se retrouvait là, ce soir. Si seulement il avait fait l’effort de regarder devant lui à ce moment-là, rien de tout cela ne serait arrivé. Désolé…

Arsène ferma subitement les yeux lorsque l’autre garçon haussa le ton sans prévenir. Il les ferma en frémissant un instant comme si les mots du Gryffondor étaient faits d’un souffle brûlant ou d’aiguilles empoisonnées. Les paupières closes, Arsène agrippait toujours fermement les deux racloirs entre ses doigts comme pour s’empêcher de vaciller pour de bon. Avait-il encore dit quelque chose qui n’allait pas ? Dans sa gorge, un timide désolé se formait déjà sans être pourtant capable d’en sortir. S’il s’était glissé discrètement entre ses lèvres, Theseus se serait-il calmé ? Par un étrange hasard, la simple volonté de s’excuser suffit à obtenir le même effet sans qu’Arsène ne puisse l’expliquer. La colère soudaine de Theseus s’était évaporée aussi rapidement qu’elle avait su saisir Arsène aux tripes.

Te… jeter un sort ? Masqués par quelques boucles indisciplinées, les yeux du Serdaigle s’étaient finalement rouverts sans pour autant parvenir à croiser ceux du Gryffondor. À ces mots, la tête d’Arsène s’était au moins relevée. Même si le calme dans la volière semblait être revenu, sa voix n’avait pas pour autant gagné en assurance, couvrant à peine les piaillements bruyants des oiseaux. Cela se faisait-il ? Lancer un sort pour se venger, face à un sorcier qui ne pouvait pas se défendre ? Arsène sentait pourtant bien sa baguette dans sa poche mais les dizaines de questions qui assaillirent soudain son esprit l’empêchèrent tout bonnement de la saisir, l’autre garçon reprenant déjà le cours de la conversation sans finalement attendre de réponse du Serdaigle.

Arsène le laissa faire. S’approcher, saisir les racloirs et s’éloigner à nouveau pour reprendre la tâche ingrate pour laquelle ils étaient là. Il ne réagit pas plus que cela. Comme toujours, il avait une sensation de n’être qu’un spectateur de la situation. Un observateur presque extérieur de la vie de Theseus sur laquelle il ne pouvait avoir aucun impact. Il avait comme l’impression étrange d’être de trop et de déranger si par malheur il osait s’imposer. Et la peur de mal se comporter, de ne pas avoir un comportement adapté. Les fantômes de Poudlard étaient pour ainsi dire souvent plus impactants que lui. L’amnésie y était sous doute pour beaucoup. Il avait tout oublié ou presque.

Humphrey. Ce nom-là faisait partie de ce dont il se souvenait désormais comme celui de quelques autres enseignants, de quelques camarades, celui de sa sœur et le sien aussi. Lorsqu’il s’était réveillé, encore dans les vapes plusieurs jours après son accident de balai, il avait oublié jusqu’à sa propre identité, le cognard plus efficace qu’un Sortilège d’Amnésie. Désormais, il n’hésitait plus lorsqu’il devait se présenter mais tout n’était pas encore parfaitement fluide. Sa vie d’avant, il ne s’en souvenait pas encore. Ça viendrait, lui avait-on dit mais pour l’instant, malgré les séances de psychomagie, rien ne venait. Ça me dérange pas de rester, tu sais… J’ai fini mes devoirs, j’ai rien d’autre à faire alors laisse-moi t’aider ? Après tout, Arsène aussi était puni, il ne devait pas partir et puis, il savait que, dans sa salle commune, personne ne l’attendait.

Dans un concert de bruissements d’ailes, Theseus se mit à rire. Un rire honnête et lumineux qui plut à Arsène bien plus qu’aux chouettes qui décolèrent de leur perchoir. Il esquissa un sourire bête, un peu gêné. P… perché ? Sa réaction était-elle si étonnante que cela ? Peut-être qu’Arsène n’avait pas bien su choisir ses mots pour se faire comprendre mais comment aurait-il pu partir d’ici en laissant le Gryffondor seul dans la volière. Était-ce comme cela que d’autres auraient réagi ? Pourquoi partir alors qu’ils pouvaient rester ensemble tous les deux ? Theseus avait quelque chose d’hypnotisant. Arsène, l’éternel spectateur de la vie, ne s’était jamais autant complu dans ce rôle qu’aujourd’hui.

Je veux pas te laisser tout seul, c’est pas gentil et puis, moi aussi je suis puni ! Les mains tendues, il récupéra le petit racloir sans pour autant quitter Theseus du regard, alternant entre ses lèvres et ses yeux. Bien sûr qu’il l’avait déjà vu plusieurs fois en cours ou dans la Grande Salle – qui aurait pu ne pas le remarquer ? –  mais jamais d’aussi près et jamais au grand jamais en tête à tête. Le sourire aux lèvres, Theseus rayonnait comme s’il était le protagoniste héroïque d’un roman d’aventure et de mystère. Dans sa poitrine, les battements du coeur d’Arsène lui faisait bien passer le message. Ce gryffondor-là avait quelque chose de spécial qu’aucun mot dans la tête embrumée du Serdaigle n’arrivait pas encore à décrire.

Un sage ? Oh bah, je sais pas trop moi… Arsène aurait pu être jaloux. Jaloux de cette confiance que Theseus dégageait. Jaloux de la facilité avec laquelle il s’adressait à lui alors qu’Arsène arrivait à peine à faire des phrases complètes et intelligibles. Avant, il n’était pas aussi introverti, voilà ce qu’Enola lui avait dit mais depuis un accident, il n’avait pas perdu que la mémoire mais aussi une grande part de sa personnalité. Voilà pourquoi il aurait pu être jaloux, lui que personne ne remarquait comme si sa vie ne se résumait désormais plus qu’à être le garçon seul assis au fond de la classe. Pour autant, ce n’était pas de la jalousie qu’il ressentait à ce moment-là mais bien une admiration étrange au point de vouloir totalement disparaître pour laisser toute la lumière sur Theseus et simplement pouvoir l’écouter et l’observer en silence pour toujours.

Mais si tu veux que je parte alors je m’en irai, je veux pas t’embêter. Il fixa un instant le racloir entre ses doigts avant que ses yeux n’aillent papillonner de nouveau au coin des lèvres du Gryffondor. Si Theseus préférait rester seul, Arsène retournerait errer dans le château ou se poser à sa fenêtre préférée dans la tour de Serdaigle, à observer les reflets sur la surface brillante du Lac Noir. Il avait l’habitude. L’habitue d’être de trop alors même qu’il s’effaçait souvent sans qu’on ne lui demande rien. Moi, je veux bien rester avec toi mais seulement si je te dérange pas. Parce que c’était ça l’important. Ce moment-là, les yeux dans les yeux et les racloirs dans les mains, il aurait voulu qu’il dure une vie mais peut-être qu’il était le seul des deux étudiants à vouloir continuer d’être ainsi, déconnecté de l’espace et du temps.

L’espace d’un instant, Arsène crut que tout s’effondrerait. Que la bulle coupée du monde dans laquelle il nageait, allait éclater comme à chacune de ses interactions avec les autres. À son arrivée à Poudlard, il avait pourtant essayé. Montrer son intérêt pour les camarades, tenter de discuter avec eux ou simplement être inclus aux conversations des élèves de sa maison, comme n’importe quel autre étudiant. Dans la salle commune, assis sur le rebord de sa fenêtre préférée – celle qui donnait la plus belle vue sur le Lac Noir –, il avait pris l’habitude de tendre l’oreille pour écouter les sujets brûlants du moment. Parfois, après avoir répété plusieurs fois dans sa tête une phrase qu’il pensait pertinente, il osait prendre la parole. Dans les meilleurs cas, on ne l’entendait pas. Dans les pires, il bafouillait ou on l’ignorait – l’un amenant d’ailleurs souvent l’autre. Mais aujourd’hui, Theseus le trouvait de bonne compagnie, sans qu’il ne l’ait vraiment cherché d’ailleurs. Il l’avait dit, il l’avait avoué, c’est bien qu’il le pensait, non ?

Arsène sourit de toutes ses dents – qui avaient miraculeusement survécu à son accident de balai. Oui, c’est sympa la compagnie. Il ne rajouta pas un mot mais son sourire ne quitta pas ses lèvres, même lorsqu’il reprit sa besogne face aux murs pleins de fientes sèches. Le temps passait et il se surprit lui-même à s’appliquer bien plus dans sa tâche que durant ses devoirs sur table. Theseus, à ses côtés, allait à une vitesse impressionnante. Arsène le voyait du coin de l’oeil ou un peu plus lorsque son regard se posait sur son visage concentré et la poussière dans ses cheveux. La voix du Gryffondor brisa finalement le silence et fit sursauter Arsène qui failli lâcher son ustensile de travail. Heureusement, le rire généreux de Theseus détendit à nouveau l’atmosphère. Euh bien, oui, j’aime bien le Quidditch ! Mes parents m’encouragent à rejoindre l’équipe de ma maison l’an prochain. Il paraît que j’étais incollable et très bon sur un balai… avant.

Sa voix disparut dans les battements d’ailes d’une chouette effraie qui atterrit sur son perchoir tout fraîchement nettoyé. Theseus le savait-il seulement ? Qu’Arsène était amnésique et qu’il venait d’ailleurs. Son accent ne trompait probablement pas mais pour le reste, il ne pouvait être certain de rien. Il ne s’était pas vraiment vanté de cette mésaventure et Enola en avait probablement trop honte pour l’avoir ébruité autour d’elle. Elle, qui n’avait eu aucun mal à se trouver de nouveaux amis, ne lui adressait d’ailleurs quasiment plus la parole lorsqu’elle était entourée. Arsène s’y était habitué, il ne lui en voulait pas, ça s’arrangerait probablement lorsqu’il retrouverait la mémoire, s’il la retrouvait. Pour l’heure, il faisait avec. Il était déjà suffisamment occupé à essayer de retenir tous les sortilèges et les chapitres d’Histoire de la Magie qu’il avait aussi oublié. Le reste attendrait. Si toutes tes retenues se passent comme ça alors je veux bien t’y accompagner plus souvent ! Il avait pensé à voix haute. Il ne savait pas vraiment pourquoi il avait dit cela mais il l’avait dit. Alors, de nouveau, les yeux un peu trop écarquillés, il eut peur que sa petite bulle coupée du monde puisse éclater.