C'était le début de l’hiver dans la partie nord de l’Atlantique. Les températures, qui n’avaient pas non plus été mirobolantes cet été, avaient chuté drastiquement ces derniers jours sous un vent polaire qui soufflait tout droit d’Arctique et une pluie glacée qui tombait sans discontinuer. Gideon aimait ce temps où les jours raccourcissaient qu’il passait dans la lumière feutrée de son atelier, dans l’arrière boutique sur Traverse. C’était à cette période que l’artisanat sculpteur était le plus prolifique, et il lui arrivait ainsi d’y passer des jours enfermé à travailler sans voir la lumière du soleil un instant. Aujourd’hui n’était pas de ces jours là.

CRAC ! Ce fut sous un soleil matinal qui cherchait à consoler de gros nuages gris qui continuaient à déverser leur chagrin sur ce pays déjà très vert que Gideon arriva sur les terres boueuses d’Irlande, plus précisément dans la cour d’une ferme aux épais murs de granite que le sorcier avait pu admirer cet été déjà. La bâtisse avait une allure digne dans ce crachin irlandais, et elle en paraissait ainsi encore plus accueillante. Equipé comme s’il partait battre la campagne à la recherche d’un bois exceptionnel dans lequel tailler une nouvelle baguette, Gideon, pull en laine et Barbour huilé sur le dos et bottes jusqu’aux genoux, donnait réellement l’impression qu’il allait se joindre à une partie de chasse avec les notables du coin -il ne lui manquait plus qu’une casquette cirée et des gants et le tour était joué. Mais aujourd’hui n’était pas de ces jours là.

Le sorcier fit quelques pas sur le gravier qui crissa, humide, sous ses semelles qui le portèrent jusque devant l’entrée. Ses cheveux s’étaient gorgés, en quelques secondes, de minuscules gouttelettes d’eau qui glissèrent jusqu’aux pointes lorsque le jeune homme frappa avec énergie à la porte en bois pour signaler son arrivée. Était-il en retard ? Il n’en savait rien, Gideon n’avait pas regardé l’heure en partant et un soleil invisible n’aidait à se situer dans la trame du temps. Il devait être autour de 10h. L’artisan n’attendit pas qu’on vint lui ouvrir et fit pivoter la poignée puis la porte dans ses gonds comme s’il était chez lui. Il était invité et attendu après tout, et puis Gideon n’avait jamais été en manière et était ce genre de personne qui pouvaient débarquer chez vous à l’improviste dès lors que vous lui aviez lâché un « n’hésite pas à passer à l’occasion ». Mais cette fois, il n’arrivait pas chez n’importe qui.

Yudith ? Minois lutin mouillé par la bruine, Gideon arbora un large sourire tandis qu'il tirait de la doublure de sa veste sa baguette et, d'un geste élégant, le bois de charme pointé sur sa paume, qu'il fit apparaitre une jolie boite bleue nuit décorée d'un ruban doré. Depuis combien de temps ne l’avait-il pas vu ? S’il n’était pas du genre à compter les jours, en revanche, Gideon ressentait pleinement le poids de son impatience et de son envie de la revoir elle. Cette femme avait un charisme fascinant et les silences avec elle étaient aussi éloquents et agréables que des heures entières de bavardages. C’était là le signe, pour le jeune homme, qu’il se sentait bien avec Yudith; de précieux silences complices. Une question subsistait cependant : quid de son fils ? Car Yudith avait un garçon, qu’elle avait élevé seule ; serait-il là ? Car si Gideon était à l’aise par vents et marées dans à peu prêt toutes les situations, il devait admettre que les enfants, ceux des autres bien qu’il n’en eut pas lui-même, l’inconfortaient.

Le sourire de Gideon s'agrandit un peu plus lorsqu'elle prononça son prénom, et si l'élan de l'hôte de maison vers lui se brisa sur l'écueil de sa veste trempée de pluie, il ne lui en tint pas rigueur. Un premier baiser, doux et succinct, en guise de bienvenu, et une danse étrange, Mais enfin que fais-tu ?, au bout de laquelle elle parvint à lui arracher son Barbour et lui à garder sa boîte enrubannée en main, suffirent pour lui pardonner. Gideon eut un petit rire, désorienté quelques secondes par cette tornade Drakenhof qui l'avait porté jusque dans le salon, pour les mots de la sorcière. Tu es toute pardonnée. L'intérieur de sa maison aurait pu être une décharge sans nom, tout ceci n'aurait été qu'un décors sans la moindre importance, Gideon n'y aurait rien vu d'autre qu'elle.

Le sculpteur prit le temps d'observer le mouvement souple du poignet de la belle qui fit danser sa baguette en lierre pour animer de quelques gestes élégants l'intérieur de la maison. La boîté décorée rejoignit la table, aux côtés du service à thé. Oui, ce serait vraiment dommage... Il faudrait que tu me veilles. Voilà qui serait réellement fâcheux... Bien que l'idée d'être immobilisé et de ne pas pouvoir travailler durant quelques jours lui était déplaisante compte tenu de l'ouvrage qu'il avait encore à exécuter, celle d'être couvé par Yudith lui paraissait terriblement agréable. Sa main se posa sur le dos de celle qui avait pris place sur son torse. Elle était chaude dans la sienne encore froide du dehors. Son bras se glissa contre la taille de la sorcière qu'il serra alors tout contre lui. Quelques gouttelettes, qui s'étaient formées au bout de ses cheveux, se détachèrent de lui pour venir glisser sur le chemisier blanc de Yudith ou mourir sur le tapis. Il posa sur son front un baiser.

Heureux de te l'entendre dire. Gideon aussi avait pris sa journée. Non pas que cela soit significatif puisqu'il faisait bien comme il lui chantait et que son père travaillait également à la boutique, mais cela l'attendrissait cette volonté commune qu'ils avaient eu de cette parenthèse ensemble hors du monde. Le sorcier prit le visage de Yudith entre ses mains.J'ai quelques idées, oui. Il se perdit un instant dans les yeux noisette de Yudith où il pouvait voir les Highlands à l'arrivée de l'hiver. Après avoir bu le thé, nous pourrions aller nous promener. Même pas peur de la pluie. Mais avant ça... Il caressa sa joue. Que tu es belle. Gideon posa ses lèvres sur celles de Yudith, qu'il accompagna vers le canapé.