J'ai besoin de m'isoler et de m'évader pendant quelques instants. C'était prévisible, mais ça reste fatiguant tout de même : on commence à remarquer ma façon de parler plutôt étrange, et ça fait déjà plusieurs fois que j'entends quelques remarques ou que j'observe des regards insistants sur moi. Rien de vraiment méchant pour l'instant, on en reste au stade de la curiosité et des interrogations. Mais ça m'agace tout de même, car j'appréhende la façon dont ça va évoluer... Normalement, je devrais réagir avec plus de distances qu'avant, mais je ne suis pas sûr que ce sera le cas de mes frères également. Et je n'ai pas envie que notre famille crée de nouveau des vagues, je ne veux pas que les ennuis recommencent ici. Alors je vais faire en sorte de m'assurer de bien contrôler mes émotions pour que mêmes mes jumeaux ne voient pas les éventuels moments où je le vivrai mal, et cette maîtrise de soi commence par la méditation.

Je me dirige vers notre chambre afin de me faire une petite séance rapidement, au calme et sans personne pour me déranger. J'ai juste à traverser quelques couloirs en ignorant tout ce qui pourrait me concerner, et le tour sera joué. J'y parviens plutôt bien jusqu'à arriver à ma salle commune, où je fais sûrement l'erreur de ralentir un peu le pas en pensant avoir fait le plus gros du trajet. J'aperçois soudainement un mouvement assez brusque qui se rapproche de moi, avant de remarquer qu'il s'agit d'une élève de ma maison qui se précipite vers moi. Pour me rencontrer ou pour aller rapidement vers la sortie de la salle ? Elle m'apostrophe en me demandant si je suis bien celui qui parle en rimes. Bon, visiblement c'est bien pour moi. Et superbe comme façon de se rappeler de moi au passage... Je m'appelle Lutz sinon, accessoirement. Vivement ma séance de méditation, j'en ai vraiment besoin.

Je ne vais pas la laisser en l'ignorant pour autant, ce n'est pas mon genre. En plus, sa réflexion n'avait rien de méchant là non plus. C'est même plutôt le contraire : elle verrait presque le côté positif de ma malédiction, espérant que je puisse lui être d'une aide quelconque pour écrire un poème. C'est vrai que ma façon de m'exprimer pourrait presque s'en approcher dans le fond, et assez naturellement sans y réfléchir. Est-ce que ça me donnerait des facilités dans ce domaine ? Je ne sais pas, je n'y ai jamais pensé. Peut-être pas en fait, je pourrais ne plus trouver mes mots si je devais me concentrer à ce point sur ce que je dois dire. Mais ça ne coûte rien d'essayer.

"Je veux bien essayer si tu veux, mais je ne te promets rien. Pour commencer, que signifie "el ninõ" exactement ? C'est un terme que je ne connais pas très bien... Et quel est le sujet de ton poème précisément ?"

Autant je maîtrise pas trop mal trois langues, à savoir l'anglais, l'allemand et le français ; autant ce terme ne me dit trop rien, on dirait de l'espagnol. Ca risque d'être difficile de l'aider si je ne le comprends pas. Et connaître le thème de son poème m'aidera aussi à mieux l'aiguiller. Je note d'ailleurs qu'elle a un parchemin en main, peut-être ledit poème ?

"C'est ton poème que tu tiens en main ? Je pourrais peut-être le lire pour me faire un meilleur avis ? Enfin si tu es d'accord pour me passer ton parchemin ! Sinon nous ferons autrement, il n'y a pas de soucis."

Sa définition de "el ninõ" et sa façon de se comparer à ce phénomène sont pour le moins déconcertants. Elle doit avoir un véritable coup de coeur pour ressentir de telles émotions en elle. Je la comprends en un sens, j'ai déjà vécu ça en Allemagne également, même si ça s'est plutôt mal terminé à la fin... Pour cette même raison, je ne l'envie pas vraiment pour autant. Mais je ne vais pas la dégoûter non plus, d'autant plus que ce n'est pas parce que ça n'a pas fonctionné pour moi que ça sera le cas pour tous les autres. Puis il vaut mieux se faire ses propres expériences pour avoir un véritable avis, écouter celui des autres ne lui apportera rien.
Je n'ai donc aucune raison de lui refuser mon aide, même s'il s'agit d'amour visiblement. Je ne vois pas d'inconvénient non plus à garder son secret comme elle me le demande, ni de ne pas en parler au concerné dont j'ignore encore l'identité de toute façon.

"Ne t'inquiète pas, je ne dirais rien à personne, promis. Maintenant, voyons voir ce que tu as écrit."

J'attrape le poème qu'elle me tend et je commence à le lire. Dès les premiers mots, un sourire impossible à contenir étire mes lèvres. Hazel ?! "Mon" Hazel ? Eh bien, quel charmeur celui-ci... A peine arrivé, et il fait déjà chavirer des coeurs ! Je ne peux m'empêcher de relever les yeux vers la fille pendant un instant, interrompant ma lecture. Est-ce qu'elle pourrait lui plaire ? Est-ce qu'ils pourraient aller ensemble ? Peut-être, peut-être pas... c'est un peu tôt pour le dire, je ne connais pas vraiment sa personnalité. Ni même son prénom en fait, que je n'ai pas dû retenir si je l'ai su. Et la réciproque est sûrement vraie aussi, puisqu'elle n'a apparemment même pas réalisé que j'étais le frère de son prince charmant.

Je reprends la lecture, le poème prenant une tout autre importance maintenant que je connais le destinataire. L'auteure me demande finalement si on peut en tirer quelque chose, et j'avoue avoir envie d'en profiter pour en savoir un peu plus. Cela lui servira autant à améliorer son poème qu'à satisfaire ma curiosité fraternelle, il n'y a donc que de bonnes raisons à creuser de ce côté-là.

"On comprend plutôt bien qu'il te plait physiquement. Mais il n'y a pas que ça, si ? Tu devrais peut-être également dire ce qui te plait mentalement. Quel traits de personnalité te plaisent chez lui ?"

Elle est plutôt avare en compliments sur Hazel. L'attirance n'est peut-être que physique et rien de plus ? Si c'est le cas, ça reste assez superficiel, je ne suis pas certain que ce soit approprié pour mon frère. Ca reste cependant sûrement à ce dernier de décider, pas à moi. Je ne vais donc pas m'immiscer pour aller à l'encontre de cette éventuelle rencontre. Puis ce premier jugement de ma part est peut-être un peu hâtif aussi, peut-être qu'elle est juste gênée de m'en parler, ou qu'elle n'arrive pas à trouver ses mots, ou bien encore... autre chose ? Il peut y avoir plein d'autres raisons, elle a peut-être même besoin que je l'aide davantage pour qu'elle trouve les mots justes à ce sujet. Elle l'a dit elle-même dans son poème d'ailleurs : elle devient muette avec lui.

En plus, elle me pose une question qui me fait douter d'autant plus quant à cette dernière hypothèse. Elle se demande en effet si les garçons aiment être complimentés sur leur personnalité. Si elle croit que ce n'est pas le cas, c'est peut-être pour ça que les mots lui manqueraient ! Le cas échéant, ça voudrait donc la peine de lui donner sa chance pour exprimer ce qu'il en est exactement.

"Eh bien... c'est difficile à dire comme ça. Nous ne sommes pas tous pareils à mon avis. Par exemple pour moi ce n'est plus vraiment le cas. Mais pour Hazel... peut-être que si ?"

Arf, j'en dis trop, je m'en rends compte. Me citer en exemple n'était pas une bonne idée. Déjà parce que j'évite de trop parler de moi, même si là ça concerne mon frère donc ça m'influence sûrement un peu... Ensuite parce que l'avis des autres m'indiffère aujourd'hui, mais je ne pense pas représenter la majorité des garçons. Mais si je me souviens de mon époque où j'étais plus ouvert, oui j'étais certainement content lorsqu'on me complimentait sur autre chose que mon physique. Après, étais-je trop sensible ou est-ce que ça concerne la plupart des hommes ? Bref qu'importe, je m'égare.

"Bref, ce que je veux dire c'est qu'il y a forcément des garçons qui apprécient de plaire pour davantage que leur physique. Donc si toi aussi tu cherches quelques chose du genre et qui ne soit pas trop platonique... Eh bien tu ferais mieux de décrire ce qui te plaît mentalement chez le garçon. Ca te permettra d'éviter ceux qui en définitive ne t'intéresseront pas ; et au contraire de marquer des points auprès de ceux qui finalement t'intéresseront. C'est ainsi que je vois les choses et que j'aurais préféré qu'on fasse pour moi."

Bon, je me prends encore en exemple finalement... Mais au moins, ça lui donne une idée pour un garçon, même si je parle d'une époque révolue. Et puis on parle d'Hazel, normalement un poème allant en ce sens devrait lui plaire. Je crois.

"Si tu ne sais pas quoi dire ou si tu ne veux pas le faire devant moi, peut-être devrais-tu le faire à tête reposée plus tard ? Tu pourrais trouver l'inspiration dans ton lit ce soir, ou avoir des idées soudainement d'ici-là. Au lieu de t'aider à trouver un mot précis maintenant, je peux peut-être t'aider à creuser plus profondément ? Et une fois que tu sauras quels mots lui associer, tu n'auras plus besoin de moi pour le terminer. Ou au pire juste pour faire rimer quelques mots... Ou aussi si tu veux un avis de nouveau."

Je ne l'ai pas convaincue apparemment, elle pense que décrire son caractère la ferait passer pour une folle qui a consacré tout son temps à l'épier. Hm... je ne sais pas. C'est vrai que la plupart des adolescents de notre âge sont assez limités intellectuellement, peut-être que beaucoup raisonneraient comme ça. Je peux comprendre sa réticence à ce niveau-là. En fait, une grande partie aussi trouverait sûrement ridicule son poème. Quitte à se lancer là-dedans, autant y aller jusqu'au bout quand même je trouve. Mais sûrement que mon avis n'est pas le meilleur en la matière, je ne rentre pas tout à fait dans les "normes" de la société. Autant abandonner et la laisser partir sur son idée, ça sera probablement mieux pour tout le monde. Quoiqu'il s'agit tout de même de mon frère et que je pense que ça aurait pu fonctionner avec ma méthode malgré tout. Peut-être devrais-je tout simplement le lui avouer ?

"Je dirais que ça dépend des gens, mais oui dans le fond je comprends. Je pense toutefois que c'est à double-tranchant, il faut savoir à qui dévoiler ses sentiments. Ca peut en effrayer certains parfois, ou plaire à d'autres toutefois. En effet certains pourraient trouver ça vraiment étrange et dérangeant. Mais d'autres y verront une forme de romantisme charmant. Par exemple concernant Hazel je pense que tu pourrais. Après tout c'est mon frère, dans le fond je le connais."

Au moins si elle ne l'avait pas encore compris jusqu'ici, ça devrait maintenant être chose faite. Si ça peut la convaincre que ça reste la meilleure idée selon moi, autant jouer cartes sur table.