Hector Bonneville avait, à quelques détails près, de très nombreux points communs avec une ménagère de cinquante ans. Il était attaché à ses habitudes, qui ne souffraient pas d’être bousculées d’une virgule. Le matin en se levant, il adoptait toujours le même rituel, réglé aussi rigoureusement que du papier à musique, tant dans les horaires savamment chronométrés que dans l’exécution parfaite des tâches telles que sa toilette et la préparation du thé. En bon anglais qu’il était, d’ailleurs, le thé était une institution qu’il hissait aussi haut dans l’échelle de ses valeurs que la protection du Secret Magique. Aussi un loupé du breuvage pouvait-il le mettre de très mauvaise humeur pour le reste de la journée, et c’est en ronchonnant qu’il allait se coucher le soir venu – toujours à la même heure, là encore.

Enfin, tout serait certainement ainsi tous les jours si Hector Bonneville n’était un Auror. Ce sorcier, très propret sur lui et toujours tiré par quatre épingles, cachait bien son jeu derrière toutes ses manières qui lui valaient quelques railleries dans les couloirs du Ministère. Cependant c’était bien à cause de cette profession d’une exigence folle qu’Hector, lorsqu’il le pouvait, raccrochait sa vie à un rythme arithmantique dès que les périodes de calme s’installaient entre deux missions. Il n’était ni couard, ni ne rechignait à exécuter son travail, tout au contraire : fort de plus de trente ans d’expérience, il n'était rien, en dehors de ses petites habitudes de vieux célibataire, qu’il ne chérissait plus que son emploi. Aussi ses talents magiques étaient-ils trop souvent sous-estimés, en raison de son aura quelque peu excentrique de nature à le décrédibiliser.

Mais par Merlin, quelle importance ? Hector ne se formalisait pas, et ne s’était d’ailleurs jamais formalisé, de flouer les impressions sur lui-même. Dégainer sa baguette suffisait à faire comprendre l’erreur de celui qui se laissait duper. C’était toujours follement amusant pour lui, bien qu’évidemment, en gentleman digne de ce nom, Sir Bonneville n’abusa jamais, ô grand jamais, de la naïveté d’autrui.
A moins qu’il ne s’agisse d’un ennemi, bien entendu.

L’ennemi que le Ministère avait à combattre depuis bientôt un an était d’une consistance incertaine et d’une nocivité assurée. Mystérieux comme une brume d’hiver, ses effluves mortelles rendaient au mieux fou, au pire s’insinuaient si profondément dans les corps et les esprits qu’il était impossible d’y survivre. Les moldus auraient pu dire « mais quelle est donc cette sorcellerie », mais ce trait d’esprit n’avait pas de quoi faire sourire Hector à l’heure d’aujourd’hui.

Il avait été envoyé sur le terrain, évidemment, puisqu’une observation lointaine ne pouvait qu’être vaine et stérile. Plus préparé que jamais, enhardi par un Earl Grey qu’il avait bu très chaud et fort, Hector marcha dans son propre salon en bombant le torse sous son par-dessus en mérinos gris, coiffé d’un chapeau à bords larges qui lui donnait des airs de brigadier magique aguerri. D’un pas plus déterminé que jamais, il enjamba la petite grille de sa cheminée avant de se redresser de tout son long dans le conduit, en veillant bien à ce que la suie ne vienne pas le salir. Il sentit soudain son cœur palpiter sous l’effet de ce qu’il reconnu être du trac. Une appréhension qui, s’il penchait un regard d’enquêteur sur elle, avait un visage d’ange, des yeux d’un bleu profond et des cheveux blonds si clairs qu’ils rivalisaient avec l’immaculée couleur des ailes d’un ange. Par la barbe de Merlin, se put-il que son trouble trouve pour origine ce jeune homme ?
Le sorcier s’ébroua comme pour se débarrasser de ces émotions de midinettes. Il n’avait plus dix-sept ans, que diable.
Une fois le calme retrouvé, Hector s’empara d’une poignée de la petite poudre qui reposait sur le rebord du foyer et se racla la gorge, comme un chanteur d’opéra avant qu’il ne monte sur scène.
A haute et intelligible voix, il déclama en articulant avec le plus grand soin :
- Village de Pré-au-Lard.

L’Auror fut aussitôt aspiré par des volutes enflammées qui ne le brûlèrent pas. Il reparut quelques secondes plus tard, dans une autre cheminée, dans un autre endroit du Royaume-Uni, et cette fois-ci, il n’était pas seul. Il aperçut en effet l’image même de celui qui l’avait plongé dans un émoi profond avant même qu’il ne parte de chez lui, et à dire vrai, le voir en face de lui renvoya Hector à ses faiblesses d’adolescent.
Il prit sur lui pour garder contenance et sortir d’un pas digne de la cheminée, en époussetant avec désinvolture le peu de suie qui avait chuté sur son épaule pensant le voyage.
- Bien le bonjour très cher, lança Hector d’un ton aussi jovial que poli. Serai-je à tout hasard arrivé en retard ? Une telle perspective me mortifie d’avance, vous pouvez me croire.
Ce disant Hector vérifia sur sa montre à gousset, pourvue de pas moins de dix aiguilles qui indiquaient des heures dont lui seul avait le secret. Ce aussi bien pour s’assurer qu’il avait été ponctuel, que pour éviter de croiser trop directement le regard de ce jeune homme à la beauté si ravageuse qu’elle lui faisait oublier qu’il n’était qu’un vieux sorcier célibataire sur qui pesait un peu trop la solitude.

Il était là, juste devant une fenêtre donnant sur la brume, les mains croisées derrière son dos bien droit sous la ligne élégante de ses vêtements impeccablement coupés. Le timbre de sa voix, hypnotisant et doux comme du velours, parvint aux oreilles d’Hector comme l’alarme qui sonnait la fin de son self-control. Fort heureusement il était un gentleman, et Auror expérimenté, si bien que lorsqu’Adonis, le superbe Adonis Evans se tourna vers lui et s’approcha pour le saluer, Hector parvint à conserver autant de sang-froid qu’il lui était permis.
- Par Merlin cela doit faire une éternité, cher, une véritable éternité, répondit-il d’une voix plus troublée qu’il ne l’aurait voulu. Et toujours un véritable plaisir, bien entendu.
La suggestion même que son jeune collègue fut heureux de travailler avec lui sur cette mission avait de quoi lui faire tourner la tête. Oh, quelle vieille midinette faisait-il, c’était tout à fait pathétique.

Les flammes s’agitèrent alors que les deux autres missionnés arrivaient sur les lieux à leur tour. Moins de trente secondes plus tard, Stewart Oden, de l’office de recherche et de contrôle des dragons, et Jane Radford se trouvaient face à eux et s’étaient présentés. Hector, qui s’apprêtait à les saluer avec toute la courtoisie qui s’imposait, arqua un sourcil devant le trait d’esprit que cet Oden venait de lancer à son jeune collègue en formation.
Bien que l’intéressé fut loin de se laisser démonter – et bien trop intelligent pour se vexer d’une moquerie aussi sotte – il était au-dessus des forces d’Hector de laisser passer la chose mine de rien.
- Le bureau des Aurors n’aurait su faire meilleur choix, cher Monsieur, puisque la formation du candidat que vous avez devant vous n’est que pure formalité pour l’excellent sorcier qu’il est.
Il s’empara plus que vigoureusement de la main de Stewart, bientôt secoué comme un prunier-dirigeable.
- Hector Bonneville du bureau des Aurors également, ravi de faire votre connaissance. Je crains pour ma part de n’être plus proche de l’heure de ma retraite que de mes débuts !
Hector ponctua sa phrase d’un rire claironnant, qui fit sursauter Jane, à laquelle il adressa très vite les hommages dignes des plus grandes Ladies.

Il recouvrit très bientôt son sérieux et lança, à son tour, un regard vers l’horizon englué vers le brouillard. Parmi les volutes grisâtres apparaissaient et coulaient furtivement de grandes ombres noires, suivant un ballet que d’aucun aurait estimé gracile s’il n’était aussi dangereux.
- Comment allons-nous donc procéder ? demanda Hector, en rajustant fièrement son chapeau.

Les remerciements d’Adonis étaient, aux oreilles d’Hector, une plus douce mélodie que les plus grands titres de Celestina Moldubec. Il était difficile pour l’Auror de contenir son émoi face à ce jeune homme qui avait tout pour plaire à celui qu’il avait été plus jeune. Mais l’Ange du Ministère n’était pas libre, et Hector était un vieux célibataire endurci par certains aspects bien trop anglais.

Chacun reporta toute son attention et sa concentration sur la mission hautement délicate qui leur avait été confiée.
- Voyons Oden, nous ne sommes pas des Niffleurs de six semaines, lança Hector après l’exposé de son collègue de l’office des dragons. Personne ici n'a songé ne serait-ce qu’une minute à amadouer ce genre de monstre d’une petite caresse entre les cornes.
Ce disant, l’Auror dégaina sa baguette, dont l’embout commençait à rougeoyer, signe qu’il était prêt à lancer tout sortilège nécessaire à la chasse qui s’annonçait.
- Nous ferons tout ce qu’exigent les circonstances.

Dehors, dans le froid, le petit groupe avançait avec toute la discrétion qui s’imposait, chacun retenant son souffle dans leurs poitrines compressées par le stress. Il n’y avait que des brillants sorciers parmi eux, raison sans doute pour laquelle le trac les prenait aussi sérieusement. Aucun n’avait envie de prendre à la légère ce qui les attendait, conscients que tout pouvait tourner, à tout instant, à la tragédie.

Lorsque la bête se montra enfin, forte de son odorat que la brume maudite ne semblait pas affecter, Adonis ouvrit le bal, d’un sortilège lancé aussi sûrement qu’un archer aurait décoché une flèche. La gueule grande ouverte, le dragon qui préparait sa boule de feu, se retrouve ébranlé par l’attaque rapide de celui qui, assurément, serait bientôt un formidable Auror. Les rejetons de flammes à demi-avortées jaillirent chaotiquement de l’arrière des crocs du monstre, inspirant à Oden et Radford de lancer des sortilèges de protection avant d’envisager toute suite à l’offensive. Il n’y avait pas que le Brouillard auquel il échoyait de faire attention, et les têtes-en-bulle ne seraient d’aucune utilité face à un tel déchaînement de violence.

D’un mouvement semblable à celui d’un chef d’orchestre, Hector pointa sa baguette vers des débris de ce qui était encore il y a peu une douce chaumière de Pré-au-Lard, dotée d’une solide charpente qu’il fit voltiger dans les airs aussi aisément que s’il s’était agi d’un fagot d’allumettes. L’amas se trouva bien verticalement au-dessus de la tête du dragon. Mais dans ces conditions et face à un tel ennemi, mieux valait aider les lois de la gravité.
- Descendo !
Les poutres s’abattirent cruellement sur le crâne du reptile géant, qui poussa un rugissement de douleur. Un peu sonné, il secoua son énorme tête comme pour retrouver ses esprits. L’Auror ne lui laissa pas le temps de recouvrer contenance qu’il lança, sous chacune de ses pattes avant, le sorticlège de glaciation, aux fins de le déséquilibrer et le faire chuter en avant sur le sol, dans un tel fracas que la terre trembla et acheva d’effondrer quelques bâtiments qui se trouvaient non loin d’eux.
- Oden mon cher, c’est à vous quand vous le souhaitez ! lança Hector qui maintenait sa baguette en position, pour désarçonner le monstre autant de fois que nécessaire.

Le combat était rude, mais les quatre sorciers donnaient du fil à retordre à l’immense monstre qui les dominait de sa taille. Leurs actions coordonnées, combinées à un enchaînement puissant et grâcieux du jeune Evans eurent raison de la force du dragon, déstabilisé de voir sa tête enfermée dans une cage surgie du néant. Le regard éberlué du sarcastique Oden n’échappa nullement à Hector, qui jubilait.
- Me croyez-vous maintenant, quand je vous disais que ce garçon est sans conteste le plus qualifié pour cette mission ?
Il parlait sur le ton d’un gentleman qui fait la conversation autour d’une tasse de thé, alors même qu’il chassait de coups de baguette précis les gravats qui volaient en tous sens, dans l’agitation autour d’eux. Ces morceaux de bâtiment leur auraient volontiers arraché la tête s’ils s’étaient trouvé sur leur chemin.

Le dragon fulminait de voir son œuf entre les mains d’un sorcier, et rugissait puissamment dans une gueule qu’il ne pouvait ouvrir.
- Oden ! Ne restez pas planté ici avec cet œuf !
Ce disant, Hector se dépêcha de jeter le maléfice de conjonctivite droit sur l’énorme tête du monstre – un moyen cruel de parvenir à leurs fins, mais il ne fallait jamais perdre de vue la dangerosité absolue que représentait pareille créature.

Malheureusement, la douleur combinée à la contrainte exercée par la cage ne fit qu’accroître la rage du dragon. Il commença à s’agiter dangereusement. Ses grandes pattes griffues et sa queue balayèrent tout ce qui se trouvait à proximité. En protégeant Adonis d’un nuage de briques qui pleuvait dans sa direction, Hector ne prit conscience de sa propre exposition que lorsqu’il entendit la voix déchirée de Miss Radford hurler son nom.

Une poutre le faucha au niveau du ventre, et l’envoya valser à une dizaine de mètres plus loin. Il chuta lourdement sur le dos. Quelques secondes plus tard, bien que l’adrénaline l’empêche de ressentir toute douleur, il toussa du sang.
- Occupez-vous du dragon, articula-t-il d’une voix étranglée lorsque Oden, paniqué, s’approcha de lui. Confiez-moi l’œuf… et allez aider Evans, vite.